Un ordinateur dans la poussière du désert Vétérinaire de métier, comment suis-je venu à l'informatique individuelle ? En ce dernier jour de mars 80, je m'envolais vers Niamey, capitale du Niger. A force de tourner et retourner L'OI n° 15, je fus converti. Je m'empressai de commander quelques ouvrages d'initiation à la programmation en Basic et, appliquant le vieux proverbe des borgnes et des aveugles, je ne manquai pas, dans la foulée, de me proclamer informaticien, ma modestie dut-elle en souffrir ! Le Niger a payé un tribut particulièrement lourd à la grande sécheresse des années 1972-73. Fin 73, on estimait les pertes brutes à 26 milliards de F CFA (1 F CFA = 0,02 FF), les taux de mortalité animale de 12 à 48 % selon les espèces, les bovins étant les plus sérieusement décimés puisque dans certaines régions, notamment autour d'Agadez, leur mortalité oscillait entre 60 et 90 %. La solidarité internationale ayant joué, le gouvernement nigérien a pu mettre en oeuvre une politique de reconstitution du cheptel en menant deux types d'action: . achat et distribution d'animaux aux familles les plus déshéritées avec consentement d'un prêt sans intérêt; . création de centres de multiplication de bovins. Afin de coordonner ces opérations, le gouvernement créa le Programme reconstitution du cheptel et centres de multiplication (PRC/CM) avec une direction basée à Niamey. Actuel-lement, les opérations de distribution d'animaux ont cessé mais le PRC/CM gère quatre centres de multiplication totalisant 132 000 ha de terres, plus de 12 000 têtes de bétail, une station d'élevage bovin créée en 1931, un centre caprin et deux petits projets d'élevage, le tout disséminé dans six des sept départements que compte le pays. Vous avez deviné: c'est au sein de ce programme que je pris mes nouvelles fonctions, tout en rêvant de l'achat d'un ordinateur individuel, Ayant eu la chance de rencontrer un directeur conciliant, prêt à marier valeurs traditionnelles et technologie moderne; la cause fut aisée à défendre et le principe d'acquisition d'un 0I vite adopté. Pour le choix du modèle, je m'en remis totalement à L'OI qui offrait justement le banc d'essai du HP-85 dans le numéro que j'avais acheté, L'appareil semblait puissant et le système intégré séduisant, car plus adapté à un long transport, moins fragile et moins sensible à la poussière (à ne pas négliger dans un pays où les vents de sable sont fréquents). Une rapide correspondance avec le centre de renseignements et je fus persuadé de tenir l'appareil idéal, capable d'encaisser des températures propres à faire fondre ma calculatrice de poche et des sautes de tension à faire exploser mon contrôleur universel. Il faut convaincre les sceptiques ainsi que les ... douaniers Nous étions en mai et, les crédits étant déjà alloués, il fallut attendre l'exercice budgétaire suivant, soit octobre, pour inscrire une telle dépense. Encore quelques résistances à vaincre et fin décembre nous passions la commande. Quinze jours plus tard, l'appareil était... à la douane, où il ne sortit qu'au mois de juin suivant, en raison de sordides problèmes de dédouanement que nous essayâmes en vain de contourner pendant près de six mois, I'exonération de taxes à l'importation nous ayant été refusée par l'administration .des Douanes. Plus élevé que prévu, le coût de l'opération se montait finalement à 30 000 FF, plus d'un tiers de cette somme étant consacré aux taxes et frais locaux. Le premier programme calcula, à partir de données fournies par le Service de l'élevage, l'évolution des disponibilités alimentaires théoriques du pays au cours des années à venir, travail simple mais permettant de mettre en valeur certaines qualités de l'appareil, notamment dans le domaine graphique. Afin de mieux justifier cet achat, il aurait fallu montrer tous les domaines d'intervention d'un ordinateur. Malheureusement, le cloisonnement des taches administratives, comptables et techniques ne l'a pas autorisé et nous avons dû limiter la programmation aux problèmes spécifiques de l'élevage. Parmi les réalisations, signalons de nombreux programmes de statistiques ultérieurement utilisés lors de dépouillement d'enquêtes auprès des éleveurs et un programme de simulation de troupeaux, qui combine principes de Monte-Carlo et fonction RND à partir des paramètres zootechniques . C'était encore insuffisant pour que l'ordinateur soit reconnu indispensable. Deux autres programmes, voraces en K-octets puisqu'il leur faut pratiquement les 31 Ko disponibles, ont renversé la situation. Le premier est un calcul de ration alimentaire: en fonction de l'espèce (bovine, ovine ou caprine), du poids vif et du type de production (croissance, lactation, gestation, engraissement, déplacement ou travail), on évalue les besoins quotidiens en matière sèche, unités fourragères, matières azotées digestibles, calcium phosphore, sel, magnésium, vitamines A, D, E et oligo-éléments. Le programme propose à l'opérateur de choisir jusqu'à cinq aliments dans un catalogue d'environ quatre cents et calcule la ration quotidienne correspondant à ces aliments et à l'animal entré précédemment, soit avec l'opérateur (celui-ci indique alors les quantités respectives de chaque aliment), soit tout seul (là, je dois dire que ce mode de calcul aurait besoin d'être optimisé). Le logiciel que nous utilisons le plus souvent est un calcul de rentabilité économique établissant, à partir de paramètres zootechniques modifiables (fécondité, mortalité par classe d'âge, âge au premier vêlage, ventes, réformes, etc.) et des pâturages disponibles, un modèle idéal d'exploitation du troupeau pour chacun de nos centres et projets, avec évaluation des dépenses et recettes et sortie d'un bilan annuel. Enfin, comme nous ne sommes pas encore parvenus à ces modèles théoriques, il nous est possible d'entrer les compositions réelles des différents troupeaux et le programme indique, pour chaque centre, en combien d'années le modèle sera atteint et quels sont les achats, ventes et transferts à effectuer pour gagner du temps. Je crois que c'est avec ce travail que les derniers sceptiques ont reconnu en notre ordinateur un puissant moyen d'études. Actuellement, son rôle s'est encore accru puisque nous avons commencé le suivi individuel des animaux d'une station où chaque tête fait l'objet d'une fiche particulière. Profitant de la richesse en archives de cette station pour faire quelques études génétiques, nous avons pu constituer un fichier de plus de trois mille têtes où sont consignés, pour chaque animal, le numéro matricule, le sexe, la date de naissance, une note phénotypique (morphologie génétique), les poids à la naissance, à 6, 12, 24 et 36 mois, les matricules du père et de la mère et éventuellement leur adresse dans le fichier. S'il s'agit d'une femelle, on ajoute l'âge au premier vêlage et les caractéristiques des deux premières lactations. Du coup, l'intérêt pour l'informatique s'est éveillé et de petits " stages " de formation ayant été décidés, j'ai actuellement la joie d'initier un confrère. Dans un pays en voie de développement, il n'était pas évident jusqu'à présent pour des responsables de service ou de projet d'opter pour l'achat d'un ordinateur individuel tant en raison de leurs préjugés propres que de ceux des responsables financiers. En effet, beaucoup ne voient dans l'informatique que le moyen de gérer fiches de paie et factures d'électricité ou de téléphone. Quant aux bailleurs de fonds, ils sont encore méfiants et estiment avoir d'autres priorités à l'heure ou l'objectif numéro un est le plus souvent l'autonomie alimentaire et non l'acquisition d'une technologie occidentale de pointe. Mais les ordinateurs gagnent peu à peu du terrain et des organismes internationaux envisagent maintenant de proposer pour certains projets d'expérimentation agricole des ordinateurs individuels; l'informatique révolutionne en effet ce domaine et rend possibles des analyses de facteurs irréalisables manuellement. Certes, on reproche généralement la trop grande sophistication de ces appareils, car peu de marques sont représentées dans les pays en voie de développement et, en cas de panne, il n'est pas aisé de renvoyer l'appareil au concessionnaire européen ou américain (délais, coût, risques). Aussi arrive-t-il parfois qu'un ordinateur déficient soit laissé en l'état. Face à ce risque, on peut opposer le coût, somme toute modéré, d'une configuration complète par rapport aux montants parfois énormes de certains projets pouvant atteindre plusieurs milliards de francs CFA. Pour une utilisation plus étendue de l'informatique, il n'est même pas nécessaire d'équiper chaque projet et chaque service d'un OI. Dans le domaine de l'élevage, on peut concevoir au niveau du ministère concerné (selon les pays: Développement rural, Production animale, Elevage, Agriculture, etc.) une cellule d'appui ne s'occupant que du traitement des différentes données provenant des différents projets, qui comportent pour la plupart un certain nombre d'études du milieu traditionnel, donc autant d'enquêtes statistiques à dépouiller et de projections éventuelles à formuler (études démographiques). Equipée d'un ordinateur portable, cette cellule serait à même, au niveau de la direction de chaque projet, de stocker directement les données sur disquettes. Ces deux solutions ont donc l'avantage, en évitant l'envoi de documents (copies ou originaux) vers la capitale, de laisser le projet maître du support primitif de l'information. Car il est un fait humain qui a tendance à s'opposer à la conception même de l'informatique (circulation de l'information), c'est la mauvaise grâce, voire le refus qu'expriment tout un chacun lorsqu'il lui faut " lâcher " les données qu'il a en sa possession et qui souvent représentent la part de son travail personnel. En attendant un hypothétique changement de mentalité, on peut ménager les susceptibilités individuelles en ne copiant que les informations strictement nécessaires sur les disquettes de la cellule d'appui. Progressivement, chaque projet serait équipé d'un ordinateur individuel propre et pourrait donc prendre en charge le traitement de ses données et de tous ses problèmes de gestion. La cellule d'appui serait, quant à elle, chargée de la synthèse, au niveau national, des résultats provenant des différents projets. Fiction ou réalité proche ? La réponse dans quelques années. P. Chartier